Bâtons à message



Les arbres ont parlé avant les hommes
Joséphine Bacon


« Quand un enfant vient au monde, il est déjà debout », me disait hier mon amie Joséphine Bacon. Dans le nutshimit, les femmes accouchaient et repartaient dès le lendemain, le nouveau-né tenu bien droit par le takunakan sur leur dos. Elles continuaient à marcher avec le clan contre le vent vers le Nord, ou vers uinipek(u), la mer ; c’est là que les familles se retrouvaient pendant l’été pour laisser se reposer les esprits et les animaux de l’intérieur des terres. En quatre saisons, les Innus effectuaient un immense aller-retour entre les rives du Saint-Laurent et la Baie d’Ungava. 
Joséphine est née en chemin comme tous les Innus avant elle, jusqu’à elle. Au début des années cinquante, alors qu’elle entrait dans l’enfance, le rythme millénaire de la marche était en train de se briser. Les Innus subissaient alors une transition douloureuse. On venait leur enlever leurs enfants afin de les élever à leur place dans des pensionnats catholiques. On a assis les enfants debout pour en faire des sédentaires, on les a empêchés de parler leur langue et d’honorer le Maître du caribou, pour leur faire réciter des prières dans une langue étrangère. 
J’ai su écrire en lisant 
le Tshishe-Manitu des missels.
Je n’étais pas esclave,
Dieu a fait de moi son esclave [...]
écrit Joséphine dont certains poèmes luttent avec le silence et transforment en paroles les cris étouffés d’une orpheline. Joséphine a perdu sa mère à l’âge de trois ans, un an avant d’entrer au pensionnat de Malioténam, d’où elle est sortie à l’âge de dix-neuf ans. Là-bas, la langue innue se parlait en cachette. Les sœurs ne comprenaient pas son prénom, Pipin, en innu-aimun. Elles le prononçaient Bibitte. Comme elle est petite et toujours en mouvement, ce sobriquet qui lui est resté lui va bien. Si l’on cherche à quel insecte elle pourrait ressembler, il faudrait aller chercher du côté de ceux qui portent la lumière dans leurs ailes depuis des temps anciens, la libellule ou encore la mouche, dite femme de ménage de Papakassik(u), car elle nettoie les os du caribou. Utsheu, la mouche, est toujours la première à se présenter dans la tente tremblante, quand le kakushapatak invoque les Maîtres des animaux à le rejoindre.
Joséphine s’est réapproprié tout ce qu’on a voulu lui enlever pendant ses années de pensionnat, en collectant les récits des aînés, auxquels elle sert souvent d’interprète, que ce soit pour accompagner les recherches d’anthropologues comme Sylvie Vincent ou Rémi Savard, les tournages d’Arthur Lamothe et de Pierre Perrault autrefois, ou encore comme réalisatrice de ses propres films documentaires.
Elle arpente les rues de Montréal sans avoir perdu ni le Nord, ni son sourire qui défie l’impossible. Quand elle a débarqué dans cette ville à vingt-et-un ans, alors enceinte de son premier enfant, un ami chasseur lui a amené un bébé castor orphelin pour lui tenir compagnie. Elle a co-habité avec le petit animal pendant trois mois, malgré les barrages qu’il fabriquait avec tout ce qu’il trouvait dans l’appartement, malgré les crises de colère de Fidel, le castor, quand elle ne lui ramenait pas de fraises du marché. Et quand il n’y avait plus assez de bois à ronger aux pieds des meubles, elle grimpait dans le tremble d’à-côté pour lui ramener des branches.
Comme ces chasseurs qui attendent d’être assez âgés pour fabriquer de leurs mains le tambour en peau de caribou qui fera voyager leurs rêves les plus profonds, Joséphine a laissé le temps faire son ouvrage avant de se sentir prête à libérer son chant. Tant de récits se sont déposés en elle, ils sont devenus avec les années le terreau — de mousse, de neige, de lichen, d’empreintes de sabots et de raquettes bien rondes, d’osselets de tête de truite grise — de ses poèmes. Les aînés lui ont transmis la mémoire du nutshimit dans une langue très ancienne que les jeunes ne parlent presque plus. Ils lui ont enseigné les gestes de transmission et de partage nécessaires pour survivre à des périodes de famine — comme l’importance de laisser des messages derrière soi, à l’aide de bâtons, pour ceux qui viendront. En digne petite-fille de nomade, à son tour elle transmet et ainsi préserve la langue du nutshimit. Elle plante ses propres tshissinuatshitakana dans ce livre bilingue destiné autant aux Innus qu’à tout lecteur francophone. En un recueil, elle ouvre les bras entre les mondes.
« Je suis devenue poète par hasard», dit-elle pourtant avec humilité, «j’écris sur les coins de table ». C’est vrai qu’elle écrit sur tout ce qui lui tombe sous la main — enveloppes, menus de restaurant, sous-verres, paquets de cigarettes, feuilles de bingo perdantes, serviettes en papier — et comme elle a peur de les égarer, elle me les confie. C'est ainsi que les poèmes de bâtons à message se sont empilés sur une de mes étagères comme si Fidel le castor en personne était en train d'oeuvrer. 
Certains textes étaient écrits en innu-aimun, d’autres en français. L’idée d’un recueil bilingue s’est imposée. Joséphine m’a invitée à l’accompagner dans ce voyage entre nos langues maternelles respectives. Pour rendre compte de la puissance d’évocation de l’innu-aimun, nous rapprocher de sa brillance d’os poli, suspendu par le chasseur à une branche d’arbre, nous avons dû dépecer le français — sans oublier de remercier l’animal de nous avoir offert sa chair.
Pendant nos séances de travail, assises côte à côte, il arrivait que je lui demande ce qui lui avait inspiré un vers, où je sentais qu’il se cachait quelque chose d’encore plus grand. Elle me répondait par exemple : « Un jour dans la toundra, Mathieu André, un grand chasseur, a écarté les bras pour se souvenir de tous les sentiers qu’il avait parcourus, du nom des rivières, des lacs, des montagnes, des endroits de rassemblements au bout de ses doigts. Il pointait les quatre directions et, tout à coup, se mettait à danser, puis éclatait de rire. J’entends encore son rire.» Tout en écoutant Joséphine, je notais les images qui lui revenaient :
le chasseur,
les bras tendus
sur sa terre dénudée
les lacs, les rivières, les ombles
le truite grise illuminent
son visage, il chante [...]
Une autre fois, elle m’a raconté que son père lui avait dit qu’un hiver, dans le bois, il « se promenait seul à la recherche de petit gibier, quand il a entendu une voix lui parler. Il a d’abord cru que quelqu’un était là, mais personne. C’est une épinette blanche qui lui parlait.» J’ai trouvé cette histoire si lumineuse que j’ai demandé à Joséphine si elle pouvait la raconter en poème. « Encore un poème ! », m’a-t-elle répondu, trouvant que le recueil était bien assez long comme ça. Je n’ai pas eu besoin de beaucoup insister. Elle s’est mise à prononcer, avec un grand sourire, ces mots qui, tout naturellement, coulaient :
Mes sœurs
les quatre vents
caressent une terre
de lichens et de mousses
de rivières et de lacs,
là où les épinettes blanches
ont parlé à mon père.


Si Joséphine est devenue "poète par hasard", celui-ci fait décidément bien les choses...

© Laure Morali, postface du recueil de Joséphine Bacon, 
Bâtons à message – TshissinuatshitakanaMémoire d’encrier, Montréal, 2010







Je me suis faite belle/ pour qu'on remarque/la moelle de mes os/survivante d'un récit/qu'on ne raconte pas

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